Le titre proposé ne marque pas exactement ce dont il s’agit. Il n’y a pas de mystérieux vice caché ni d’élément débusqué par un examen minutieux ou une recherche doctorale. Il s’agit plutôt de quelque chose que tout le monde peut voir et entendre au quotidien dans nos établissements scolaires, que tous les juristes connaissent mais dont personne ne s’émeut. C’est un vice visible, énorme même, directement exposé sous notre nez mais que la vision commune élude par une forme de cécité ou plutôt de blocage épistémologique. Un fait très visible, donc, qui n’est pourtant sujet d’aucun article, d’aucune publication et d’aucune revendication.
Dans le Cahier Rationaliste n° 609/610, une vieille revue militante laïque, Maurice Camhi écrivit en 2011 un virulent article, La religion, une infection virale, où il dénonçait « l’étiquetage [religieux] des enfants » dans les pays anglo-saxons : là-bas, selon l’auteur, un enfant est facilement taxé de « petit catholique » ou de « petit musulman » ; il nous annonce aussi fièrement que la France, pays laïque, est épargnée… Notre laïcité permettrait de respecter la liberté de conscience des enfants et des jeunes gens, contrairement à ce qui se passe dans les pays anglo-saxons. Est-ce si vrai ?
Sur l’ancienne version d’un site ministériel intitulé « les droits des jeunes », construit sous la houlette de Martin Hirsch et du CIDJ, se trouvait (jusqu’en 2011) ce petit résumé du code civil français (article 371) :
[pullquote]Le droit et le devoir d’éducation
Les parents choisissent l’éducation, l’établissement, l’orientation scolaire et la religion de l’enfant […][/pullquote]
Autre moment d’anthologie qui vaut bien ici un détour :
[pullquote]Le droit et le devoir de surveillance
Les parents ont le droit et le devoir de surveiller les relations du mineur et, éventuellement, de lui interdire de rencontrer certaines personnes, certains camarades. Ils ont aussi le droit de surveiller et de lire son courrier (le droit civil les y autorise). Mais ce droit et ce devoir de surveillance n’autorisent pas les parents à s’opposer aux relations entre l’enfant et ses ascendants (notamment ses grands-parents) […][/pullquote]
Voilà donc à quoi se résume notre magnifique et moderne conception française face aux ignobles obscurantistes anglo-saxons. Ce droit date de 1970, moment où la puissance paternelle a été muée en autorité parentale. L’homme a dû partager avec sa femme cette puissance, mais son contenu napoléonien n’a quasiment pas varié d’un iota . La plupart des juristes nous expliquent que ces droits des parents sont la « contrepartie » du devoir d’entretien. Cela relève du sophisme : on échange des torchons contre des serviettes, de la nourriture contre le viol de l’intimité et la liberté de conscience. Cela ne résiste pas à la moindre analyse philosophique un peu sérieuse…
D’ailleurs, cette conception de l’équilibre entre droits et devoirs est à dimension variable et élastique. Ainsi, jusqu’en 1974, on était soumis jusqu’à 21 ans à ce régime juridique, on n’avait pas non plus le droit de vote, ce qui n’empêchait pas la conscription et la participation dans des conflits dès 18 ans (et même le 1er janvier de l’année de ses 18 ans !). Le dernier qui s’illustra dans cette abomination fut Guy Mollet. La citation de ce monsieur, professeur d’anglais à Arras « Être laïque, c’est respecter l’homme de demain dans l’enfant qu’on vous a confié», nous laisse pantois. S’il était encore vivant, nous lui intimerions plutôt de respecter dans l’homme l’adolescent qu’il fut.
Résumons-nous donc : la France ne reconnaît – sauf par sa signature en 1989 de la CIDE – aucun droit personnel à la conscience et à la vie privée des enfants. Les parents ont non seulement le droit d’étiqueter religieusement, mais aussi d’orienter en sciences l’élève qui désire faire des lettres ou d’inscrire à la scientologie…). Il est important de signaler que la validation de La Convention Internationale des Droits de l’Enfant, le 20 novembre 1989, n’a même pas abouti à l’abrogation de ces textes nationaux ; les deux droits ne font que se superposer, même, si en théorie, la Convention prime. Certains juristes, tentant le grand écart, ont parfois expliqué que l’on pouvait « adapter le devoir de surveillance à l’évolution des mœurs » : ce genre de vœu pieux voire une imposture conservatrice. Et qu’adviendrait-il si l’évolution des mœurs se dirigeait vers la Charia ?
Autre détail d’importance : le code civil français ne reconnaît pas plus ces droits personnels aux adolescents qu’aux enfants : notre régime juridique, hérité du droit romain, ne fait presque pas de distinction entre un nourrisson et un lycéen – sauf très récemment en matière de santé et sur quelques autres rares points (et dans le passé le droit militaire, évoqué ci-dessus). Les politiciens, à cet égard, sont plus pressés d’abaisser la majorité pénale que les droits.
Qu’est-ce que la laïcité au regard d’un tel droit ? Ce n’est, en fait, qu’une option offerte aux seuls parents et non aux élèves. Ils n’en bénéficient que s’ils sont inscrits par la famille dans un établissement public ; l’élève de moins de 18 ans n’a aucune voix légale dans le choix de l’établissement. Les parents choisissent sa religion : l’étiquetage religieux, dénoncé par Maurice Camhi, est donc bien une réalité française, parfaitement légale.
Dans ces conditions, nous n’avons malheureusement guère de légitimité pour donner des leçons au reste du monde avec notre singulière laïcité… une telle disposition est parfaitement contraire à son principe.
Nous irons même plus loin : ces pays que nous critiquons tant peuvent, sur certains points, présenter une avance considérable sur notre droit. Ainsi, en Grande-Bretagne, c’est l’élève de 16 ans qui choisit lui-même son orientation scolaire et ses options, les parents ne peuvent pas lui imposer ; sans compter les droits originaux des provinces, en particulier l’Ecosse. Mieux, dès 12 ans, l’élève peut refuser son inscription dans une école confessionnelle, il dispose d’un droit de veto. Aux Pays-Bas, les droits accordés au niveau national sont encore plus nombreux. Dans ces nations, la liberté religieuse des adolescents y est naturellement reconnue, pas en France, où la seule petite ouverture est, en cas de divorce, une prise en compte par le juge aux affaires familial. Il existe, dans les pays cités mais aussi par exemple au Québec, une capacité juridique des adolescents dans certains domaines, ce qui est impossible tant qu’en France sévit le dogme du droit romain et ses catégories couperet (mineur, majeur, rien entre les deux, la notion de pré-majorité est y impensable). Imaginez le concordat d’Alsace-Moselle mais où les élèves eux-mêmes – et non plus les parents – choisissent leur option en cours de religion, c’est à peu près cela.
En France, au contraire, les parents délèguent de fait leurs « droits » aux établissements scolaires. D’ailleurs, dans les années 1960, les écoles normales d’institutrices ouvraient le courrier des jeunes filles et surveillaient leurs fréquentations, y compris en dehors de l’établissement. Si la pratique n’existe heureusement plus, c’est toujours juridiquement possible. Il en demeure même une trace explicite dans la charte de l’internat du collège de Saint-Céré dans le Lot !
Vaut-il mieux avoir 15 ans en France et « bénéficier » du régime juridique que nous avons détaillé ou bien avoir 15 ans aux Pays-Bas, pays protestant ne connaissant pas la notion de laïcité qui nous est si singulière et si unique au monde ? Nous vous laissons deviner notre réponse ! Au rythme où nous avançons et au rythme où avancent les autres, il se pourrait qu’en matière de liberté de conscience des élèves, qui constitue quand même le cœur battant de la laïcité, nous soyons dépassés rapidement… Certains cantons suisses, en particulier le Glaris ont initié des réflexions qui ont des décennies d’avance sur nous. La liberté de conscience est possible sans la laïcité, comme le démontrent brillamment nos voisins, mais la laïcité est, par définition, impossible sans la liberté de conscience des élèves. En France, pourtant, nous avons une laïcité définie en dehors de la liberté de conscience des élèves, un comble ! Il est donc urgent d’agir, il en va de l’avenir même de l’idée laïque française. La question est, pour ce faire, d’identifier les causes de cette cécité, de ce blocage épistémologique incroyable.
Tout le monde entend, dans les conseils de classe, que l’on n’examine pas les vœux des élèves mais les « vœux des familles ». Dans notre académie, il y avait, il y a quelques années, les deux signatures (parents et élève) sur la fiche d’orientation : la case réservée à la signature de l’élève a été supprimée (pour rendre le formulaire conforme au droit !), sans aucune réaction. Parmi les millions d’élèves, d’enseignants et de parents, comment expliquer que personne n’évoque le sujet ? Ce blocage paradigmatique est fort, généralisé ; il prend la forme d’une indifférence au sujet. Pas un spécialiste, pas un juriste, pas un pédagogue, ne dénonce le droit français de la famille en ces termes ni ne propose une réforme où, par exemple « l’élève choisit son orientation scolaire et ses parents le conseillent ». Il n’existe pas une seule référence à citer et nos recherches furent longues ! Une expression comme « l’élève est acteur de sa propre formation » fait flores dans les IUFM, pourtant personne ne songe à en tirer toutes les conséquences juridiques. Tout cela interpelle et étonne.
L’étude du vocabulaire politiquement correct est, par ailleurs, en cette matière, un excellent révélateur. Il est infâmant d’habiter la Seine Inférieure, qui fut rebaptisée Seine Maritime ; il est innommable d’être balayeur, être technicien de surface sied mieux ; un handicapé est même rebaptisé PMR… mais personne ne s’émeut que l’on parle d’un « mineur » ! Les mots ont un sens : ce contraste éclatant dans l’emploi du vocabulaire dévoile bien un blocage paradigmatique.
Nous avons quelques idées sur l’origine de ce blocage, mais elles n’expliquent pas tout… Cela mériterait une vraie recherche, voire une thèse. Nous évoquerons toutefois le droit napoléonien et romain, conception, à notre sens, rigide et sclérosante perpétuée dans les facultés de droit et provoquant, d’ailleurs, bien d’autres retards, blocages et tracasseries en France.
Cet article est donc rédigé, avec d’autres déjà publiés dans les revues où on s’y attendait le moins (et avec de nombreux refus ou « oublis » ailleurs), pour ouvrir un maximum des brèches en France sur ces questions. Il est possible que ces idées se heurtent à ces fausses évidences et à ces réflexes qui, classiquement, bloquent les innovations dans l’histoire des idées. Du temps sera probablement nécessaire à les faire émerger.
L’idée principale est de ne plus prendre comme un bloc les 0-17 ans. On dénonce souvent les défilés de lolitas où les petites filles sont affublées et maquillées comme des adultes aguicheuses. Il est tout aussi ridicule et irrationnel de traiter juridiquement un adolescent comme un enfant. Il serait donc logique d’établir un progrès du droit, graduel, avec l’âge.
La principale critique que l’on entendra est le risque d’abaissement de la majorité pénale. Elle est infondée : d’une part, il existe déjà des seuils pénaux (13, 16 et 18 ans), la vraie question est « donc pourquoi ne sont-ils pas assortis de seuils civiques ? ». Par ailleurs, au Pays-Bas et en Écosse, contrées où les droits civils sont quasiment tous développés dès 16 ans, le juge pour enfant peut intervenir jusqu’à… 21 ans !
Cet obstacle considéré, voici, en quelques points, les propositions permettant de remédier à l’état de fait décrit dans cet article sont :
- Donner juridiquement le choix à l’élève de l’orientation scolaire et des options à partir de la 3ème (bifurcation entre voie générale et technologique). Cela implique aussi par voie de conséquence, en Alsace-Moselle, que les parents ne puissent plus imposer de jure leur religion aux adolescents.
- Abroger les lignes de code civil relatives à la violation du courrier et des fréquentations des « mineurs » et leur reconnaître fermement le droit à la vie privée.
- Donner aux élèves un droit de véto pour l’inscription par leurs parents, au moins dans les établissements scolaires hors contrat.
- Donner une capacité juridique (peut-être vers 14-15 ans) pour demander soi-même son acte de naissance, faire sa carte d’identité et ses démarches administratives si l’adolescent le désire.
- Plus généralement créer des pré-majorités et des paliers de droit.
- Pouvoir demander soi-même son émancipation (actuellement seuls les parents peuvent le faire).
© Association pour la Capacitation juridique des adolescents et la pré-majorité.